Pragmatique/Machinique: Entretien avec Félix Guattari(le 19 mars 1985)

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Charles J. Stivale, Wayne State University

La discussion qui suit avec Félix Guattari a eu lieu dans son appartement à Paris. Avec l’aide de plusieurs amis, j’avais préparé une série de questions, et je me suis mis en contact avec lui pour voir s’il était disponible pour répondre à certaines d’entre elles. Il a répondu immédiatement et a laissé des messages chez l’ami à Paris dans l’appartement duquel je devais loger. Avant le voyage, je me suis également mis en contact avec Gilles Deleuze pour organiser une interview prolongée et, bien que son emploi du temps et sa santé l’aient empêché d’accepter une longue séance, je lui ai rendu visite à son appartement la veille de la séance avec Guattari.

J’ai rencontré Guattari dans son appartement du sixième arrondissement, près de l’Odéon, et nous avons passé environ trois heures à discuter, puis nous avons fait des courses dans le quartier, avons déjeuné, puis avons repris la discussion pendant quelques heures de plus. Il était extrêmement généreux avec son temps, plus que disposé à considérer tout ce que je lui proposais et, comme le lecteur le remarquera, extrêmement patient. Peu de temps après l'entretien, je me suis rendu compte que j'avais abusé du nombre de questions et de sujets à traiter et que j'aurais dû limiter les sujets à quelques-uns que nous aurions peut-être pu examiner plus en détail. De plus, en préparant cet échange pour la distribution et la publication, j'ai plus d'une fois grimacé en relisant certains des échanges de questions/réponses. Pourtant, malgré sa patience mise à une rude épreuve, Guattari a parlé sans réserve et a même exposé assez longuement certains des éléments de son travail en cours.

Malgré mes efforts pour intéresser des revues à cet entretien au cours des années suivantes, sa longueur ainsi que le project notoirement "difficile" de Guattari pour de nombreux critiques nord- américains ont rendu cette publication impossible. Ce n'est que par le biais de contacts sur l’Internet avec la liste Deleuze-Guattari que j'ai constaté la demande d'un compte-rendu plus ample et plus équitable des contributions de Guattari quant à cette collaboration avec Deleuze et de son propre travail hautement spéculatif. Dix ans plus tard, certains des sujets que nous avons abordés sont plutôt datés, mais j'ai conservé la plupart d'entre eux dans le texte car ils éclairent la pensée de Guattari, en particulier sur la politique et la culture. Bien que j'aie également révisé ma traduction, je me suis abstenu de la "régulariser" trop complètement afin de laisser intacte autant que possible la spontanéité des pyrotechnies verbales de Guattari.

Vers la fin de notre entretien, la sonnette a sonné et, pendant que Guattari répondait, je me suis excusé quelques minutes. À mon retour, il m'a présenté à un homme mince et grisonnant, Toni Negri, dont Guattari recevait le courrier et qui avait rendez-vous avec Guattari. J'ai pris congé de Guattari et je ne l'ai revu qu'une seule fois, en 1990 à Baton Rouge, à Louisiana State University, où il présentait une version abrégée de ses Les trois écologies.

I. Pragmatique

CS: En me référant à la couverture de SubStance 44/45, une fois de plus le nom "Gilles Deleuze" occulte celui de Félix Guattari. Cette occultation a lieu habituellement quand on veut tenir compte du projet schizo-analytique, et elle semble correspondre à l'effet que vous avez souligné dans "Machine et Structure" (Psychanalyse et Transversalité),* l'effet de transformer un nom propre en nom commun, c'est-à-dire l'effacement de l'individu. Comment réagissez-vous à ces deux effets, celui de l'occultation de votre nom et celui de la "figuration" du nom de Gilles Deleuze?

FG: Je n'ai pas une réponse simple à vous donner parce que je crois que, derrière ce petit phénomène, il y a des choses contradictoires. Il y a un aspect un peu négatif qui est qu'un certain nombre de gens ont considéré que la collaboration de Deleuze avec moi avait dénaturé sa pensée philosophique et l'avait entrainé dans des sillages analytiques, politiques, où il s'est en quelque sorte un peu dévoyé. Bon, sous des formes quelquefois très désagréables, des gens ont essayé de présenter ça un peu comme un épisode fâcheux de la vie de Gilles Deleuze, et en quelque sorte m'ont fait cette attitude enfantile de négation pure et simple de mon existence. Quelquefois, d'ailleurs, on voit des références à L'Anti-OEdipe ou à Mille Plateaux où je suis purement et simplement supprimé, où je n'existe plus du tout. Alors, disons que ça, c'est une dimension de malveillance de caractère politique..... Cette dimension, on peut la prendre sous un autre aspect: on peut dire, bon, en fin du compte, "Deleuze" est devenu un nom commun, en tout cas, un nom commun non seulement pour lui et pour moi, mais pour un certain nombre de gens qui participent à "la pensée deleuze," comme on aurait dit à notre époque "la pensée mao". Il y a, je pense, une "pensée deleuze"; Michel Foucault avait insisté un peu là-dessus, d'une façon humoristique, en disant que le siècle serait deleuzien, et je l'espère.* Cela ne veut pas dire que le siècle serait attaché à la pensée de Gilles Deleuze, mais il serait dans un certain réagencement de l'activité théorique par rapport aux institutions universitaires, aux institutions de pouvoir de toute sorte.

CS: Quels sont, au fait, vos projets actuels, et avez-vous l'intention de préparer une autre étude en collaboration avec Gilles Deleuze?

FG: Oui, tout à fait, on a des projets qui ne sont pas encore développés; on en a plusieurs, mais je ne peux pas trop en parler, mais on continue toujours à Paris. Pour l'instant, je suis dans l'attente qu'il termine son deuxième tome sur le cinéma.*

CS: N'est-ce pas que vous avez un livre qui va paraître bientôt sur votre travail clinique?

FG: J'ai deux livres qui vont paraître, un livre avec Toni Negri, Les nouveaux espaces de liberté; puis un recueil d'articles qui datent depuis trois, quatre ans, j'avais pensé à l'appeler Les années d'hiver, mais je ne sais pas; puis un troisième recueil en vue qui sera des textes sur la schizo-analyse.

CS: Est-ce que vous vous occupez toujours du travail clinique?3

FG: Oui, je suis toujours à la clinique de La Borde.

CS: Vous m'avez parlé tout à l'heure du Collège International de Philosophie, et la question que j'avais préparée, c'est d'une part, quels sont vos buts dans cette activité et votre espoir pour cette institution, et d'autre part, en termes de l'entreprise schizo-analytique, comment comprenez-vous votre participation?

FG: Je vous ai prévenu d'avance: maintenant, je ne la comprends pas! (rires)

CS: Oui, vous venez de m'indiquer que vous n'y participez plus, vous n'allez plus faire partie du Collège?

FG: Non. Les gens, pas les initiateurs, mais qui ont pris le contrôle de cette institution, quelquefois par des procédés qui rappellent plus la vie de groupuscule bien connue qu'une activité purement scientifique qui se respecte, les gens qui ont donc fait cette opération ne manquent pas de qualités par ailleurs, mais ils ont une conception de la philosophie qui est, à mon avis, traditionnelle dans son exercice et qui n'admet donc pas la mise en place d'une institution nouvelle, pusique, après tout, la façon dont ils veulent développer les études philosophiques pourrait tout à fait se faire dans le cadre des institutions existantes de l'université.

CS: Comment envisagent-ils la philosophie?

FG: C'est-à-dire que, vous comprenez, ce Collège de Philosophie, on avait eu l'idée, avec un certain nombre d'amis, en particulier Jean-Pierre Faye, tout de suite après l'arrivée des socialistes en France en '81, l'idée était de développer des formes tout à fait nouvelles de réflexion collective, en particulier dans le champ des rapports entre la science et la philosophie, l'art et la philosophie, et pour ma part, beaucoup dans le domaine de la recherche-action pour ce qui concerne tous les domaines de réflexion dans l'urbanisme, dans l'éducation, dans les questions de santé, de psychiatrie. Donc, c'était une conception, disons, beaucoup plus proche de celle des Encyclopédistes du 18e siècle que de la philosophie universitaire telle qu'elle s'est développée, à mon avis, telle qu'elle a asséché la philosophie. Alors, au lieu donc d'accepter l'idée d'une multipolarité tout à fait nécessaire pour le projet tel que je viens de le définir, l'équipe actuelle, qui a pris le contrôle du Collège de Philosophie, conçoit un organisme central, unique, qui distribue des séminaires, d'ailleurs transitoires, sans grande continuité, uniquement axés finalement sur des choses qui rappellent un enseignement de l'histoire de la philosophie, avec évidemment quelques ouvertures, intéressantes, bien entendu, mais qui ne permettent pas de faire autre chose finalement qu'une sorte de complément d'enseignement. Elles ne permettent pas d'engager, de mettre en place des équipes de recherche, de réflexion avec des gens qui ne sont pas dans le champ universitaire de la philosophie, et donc de développer sous des formes tout à fait nouvelles un aspect médiatique, ou je veux dire, informatique.

Alors, nous, Jean-Pierre Faye et moi-même, nous étions tout à fait prêts à collaborer avec ces gens qui étaient fidèles à cette mode de pensée, mais à condition qu'ils aient leur territoire bien délimité, et qu'ils ne prétendent pas empiéter et diriger le Collège de Philosophie4 comme un bureau politique à comité central qui, sous son secrétaire général, dirige les organisations soi-disant philosophiques. Donc, nous avons décidé de constituer autre chose, un autre collège de philosophie européen, en espérant d'avoir les moyens de le mener à bien.

CS: Etant donné qu'il s'agit donc d'un collège de philosophie européen, qu'est-ce qui se passe en Europe en ce qui concerne les "révolutions moléculaires"? Est-ce qu'il y a quelque chose comme "révolutions moléculaires" qui ont lieu en Europe ou en France?

FG: C'est une question intéressante et embarrassante en même temps parce qu'on peut penser, beaucoup de gens pensent, que toute cette dimension de remise en cause, que j'ai appelée "moléculaire", du rapport de la subjectivité avec beaucoup de choses, avec le corps, avec le temps, avec le travail, les problèmes de la vie quotidienne, tous les devenirs de la subjectivité engagés par ces révolutions moléculaires, on peut penser que c'était un phénomène contingent, lié aux événements des années soixante, à la nouvelle culture des années soixante, un feu de paille, peut-être un rêve, un fantasme, sans lendemain. Aujourd'hui, tout est rentré dans l'ordre, et que maintenant, c'est l'ère du nouveau conservatisme, quelque chose que vous connaissez bien aux Etats-Unis.

Or, les gens qui, comme moi, continuent de penser qu'au contraire, ce mouvement ne cesse de continuer, quels que soient les difficultés et les aléas, on les prend soit pour des illuminés, soit pour des gens complètement rétros, déhanchés. Alors, j'assume volontiers cet aspect des choses, beaucoup plus volontiers que des autres choses, parce que au fond ... Je pense qu'en '68, il ne s'est pas passé grand-chose. Cela a été un grand réveil, un grand coup de tonnerre, mais qu'il ne s'est pas passé grand-chose. Ce qui a été important, c'est ce qui s'est passé après, et ce qui n'a pas cessé de se passer après. Alors, les révolutions moléculaires dans l'ordre de la libération de la femme ont été très importantes dans leur portée et dans leurs résultats, et elles continuent sur la planète entière, elles ne sont pas terminées, elles évoluent. Je pense un peu à ce que j'ai rencontré au Brésil, je pense aux immenses luttes de libération de la femme qui doivent être entreprises dans le tiers monde.

Actuellement, il y a un bouleversement très profond de la subjectivité en France qui se développe autour de la question des immigrés et de la question de l'émergence de nouvelles cultures, de cultures migrantes liées aux secondes générations d'immigrés. C'est quelque chose qui peut se manifester sous des formes les plus paradoxales, sous la forme du racisme le plus réactionnaire comme on le voit développer en France autour du mouvement de Le Pen, mais aussi, en contrepartie, qui se manifeste sous forme de mode, sous forme d'ouverture chez beaucoup de jeunes à une autre sensibilité, à un autre rapport au corps, en particulier, à la danse, à la musique, etc. Ca aussi, ça fait partie des révolutions moléculaires. Il y a aussi un développement considérable et, à mon avis, d'un avenir très important, autour des mouvements verts, alternatifs, écologistes, pacifistes, etc. C'est très sensible en Allemagne, mais ces mouvements se développent maintenant beaucoup en France, en Belgique, en Espagne, etc.

Alors, vous me direz: mais, enfin, qu'est-ce que c'est que ce fourre-tout, cette grande lessiveuse dans laquelle vous mettez des choses aussi différentes que des mouvements à certains égards violents, comme des mouvements de luttes nationalitaires, les Basques, les5 Irlandais, les Corses, et puis des mouvements des femmes, les mouvements pacifistes, les mouvements non-violents? Est-ce que tout ça n'est pas un peu incohérent? Alors, je ne pense pas, car encore une fois, la révolution moléculaire n'est pas une chose qui va se constituer selon un programme; c'est quelque chose qui se développe dans le sens précisément de la diversité, d'une multiplicité de perspectives, de créer les conditions pour l'essor maximum des processus de singularisation. Il ne s'agit donc pas de se mettre d'accord, au contraire, moins on est d'accord, plus on crée une aire, un champ de vitalité des différentes branches de ce phylum de la révolution moléculaire, et plus on la renforce. C'est une tout autre logique que la logique organisationnelle, arborescente, qu'on connaît dans les mouvements politiques ou syndicaux.

Alors, bon, je persiste à penser qu'il y a bien un développement dans la révolution moléculaire. Mais alors si on veut ne pas en faire seulement une vague étiquette globale, il y a plusieurs questions qui se posent; il y en a deux, je ne vais pas les développer, je vais simplement les signaler. Il y a une question théorique, et puis il y a une question pratique:

1) La question théorique, c'est que pour rendre compte de ces correspondances, de ces affinités électives (pour reprendre un titre de Goethe) entre les mouvements divers, parfois contradictoires, même antagonistes, il faut forger de nouveaux instruments analytiques, il faut forger de nouveaux concepts, parce que ce n'est pas le trait commun, là, qui compte, mais c'est la transversalité, la traversée de machines abstraites constitutives d'une subjectivité qui s'incarnent, habitent des régions, des domaines très différents, et, je le répète, qui peuvent être contradictoires et antagonistes. Donc, là, il y a toute une problématique, toute une analytique, de la subjectivité qui doit être développée pour comprendre, rendre compte, cartographier ce que sont ces révolutions moléculaires.

2) Cela nous amène au deuxième aspect qui est qu'on ne peut pas se contenter de ces analogies, de ces affinités; il faut aussi essayer de construire une pratique sociale, de construire des nouveaux modes d'intervention, cette fois dans les rapports non plus moléculaires, mais molaires, dans les rapports de force politiques et sociaux, pour éviter qu'on assiste à l'écrasement systématique, répétitif, que l'on a connu depuis les années soixante-dix, en particulier en Italie avec l'énorme montée de la répression corrélative d'un événement, qui est en lui-même répressif, qui est aussi la montée du terrorisme. Le terrorisme donne la main, par ses méthodes, par sa violence, par son dogmatisme, à la répression étatique qui le combat. Il y a une sorte de complicité, là aussi, transversale. Donc, là, on n'est plus seulement sur le plan théorique, on est sur le plan de l'expérimentation, de nouvelles formes d'interactions, construction de mouvements qui respecte la diversité, les sensibilités, des particularités des interventions, et cependant qui est capable de se constituer aussi comme machine de luttes antagonistes pour intervenir sous les rapports de force.

Moi, je ne peux pas vous développer grand-chose là-dessus, simplement c'est pour vous dire qu'il y a quand même un début d'expérimentation de ça qui fait que ce n'est pas complètement du rêve, pas complètement des formules comme j'ai pu en lancer il y a dix, quinze ans, et ce mouvement, je crois que c'est les Verts allemands qui nous en donnent non pas le modèle, mais la direction parce que le modèle allemand n'est pas transposable, bien entendu. Mais, il est vrai6 que les Verts allemands sont les gens qui, à la fois, ont une activité très proche de la quotidienneté, qui s'occupent des problèmes concernant les enfants, l'éducation, la psychiatrie, etc., sont les gens qui s'occupent de l'environnement, qui s'occupent des luttes pour la paix, mais sont aussi maintenant des gens qui sont capables d'établir des rapports de force très importants au sein de la politique allemande, et puis sont des gens qui interviennent sur le front du tiers monde, par exemple, qui sont intervenus en solidarité avec les canaques français, ou sont des gens qui interviennent en Europe pour développer des mouvements similaires. Cela m'intéresse beaucoup, cette multi-fonctionnalité de ce mouvement, cette sortie de quelque chose qui est un appareil central avec son programme, avec son bureau politique, avec son secrétariat; j'en reviens toujours aux mêmes termes, voyez-vous, quand on parlait du Collège de Philosophie.

CS: C'est-à-dire que les Verts semblent travailler sur toutes les strates, les strates et molaires et moléculaires, du tiers monde...

FG: Voilà, et des strates artistiques et des strates philosophiques.

CS: Je voudrais continuer la discussion dans cette direction politique. Vous avez écrit cet article l'année dernière, "La Gauche comme passion processuelle," et vous avez parlé de plusieurs aspects de la conjoncture actuelle. Je voudrais savoir comment vous voyez cette conjoncture, non seulement d'une perspective politique, mais d'une perspective intellectuelle. Par exemple, dans cet article, vous avez parlé du gouvernement de Mitterand, et vous avez dit, "Les cadres socialistes s'installèrent dans les trous du pouvoir, sans aucune remise en question des institutions existantes"; que Mitterand a "laissé, dans un premier temps, les différentes tendances dogmatiques de son gouvernement tirer à hue et à dia, puis il s'est résigné à installer une équipe de gestion au coup par coup, dont les différences de langage avec les 'Chicago boys' de Reagan ne doivent pas masquer qu'elle nous conduit aux mêmes sortes d'aberrations." Pourriez-vous développer ces remarques en expliquant les ressemblances que vous voyez entre la politique de Mitterand et celle de Reagan?

FG: Ce n'est pas exactement des ressemblances. Il y a une ressemblance, disons, méthodologique qui est que ce sont des gens qui, quelles que soient leurs origines, leur formation, en sont venus à penser qu'il n'y avait qu'une seule politique et économique possible, celle qu'ils déduisaient des indices économiques, etc., l'idée qu'on pouvait gérer sur la base de l'axiomatique économique telle qu'elle existe et fonctionne. Mais, très schématiquement, voici comment je vois les choses: le capitalisme mondial actuel a pris le contrôle de l'ensemble des activités productives et de la vie sociale de la planète en réussissant une double opération, une opération de mondialisation qui a consisté à rendre homogène dans un même système de marchés économiques, donc de sémiotisations économiques, les pays capitalistiques d'état de l'est et puis tout un capitalisme périphérique du tiers monde. Cela a complètement démultiplié ses possibilités, c'est-à-dire qu'à la limite, on n'a plus le rapport dual entre pays impérialistes et pays colonisés; tout est à la fois colonisé et impérialiste dans un multi-centrage de l'impérialisme. C'est une opération considérable, c'est-à-dire c'est une nouvelle alliance entre le capitalisme de vieille souche des pays occidentaux et puis des nouveaux capitalismes que sont les nomenclatura7 dans les pays de l'est et puis les espèces d'aristocratie des pays du tiers monde. Une incident que je vous signale, qui serait d'ailleurs tout à fait superficielle, à mon avis, c'est de mettre dans le même sac le capitalisme japonais et des capitalismes américains et européens. Car j'ai l'impression qu'on ne s'est pas encore aperçu que c'est un capitalisme tout à fait différent des autres, que le capitalisme japonais ne fonctionne pas du tout sur les mêmes bases. Je ne veux pas développer ce point, mais cela ne manquerait pas d'intérêt.

L'autre opération de ce capitalisme, c'est une opération d'intégration, c'est-à-dire que son objectif n'est pas un profit immédiat, un pouvoir direct, mais c'est de s'emparer des subjectivités, si je puis le dire, de l'intérieur. Et pour ça, quelle meilleure technique pour s'emparer des subjectivités que de les produire soi-même? Il y a ces films de science-fiction déjà anciens sur le thème des invahisseurs, les "body snatchers"; le capitalisme mondial intégré prend la place de la subjectivité, il n'a pas à s'emmerder avec les luttes de classe, avec les conflits: il exproprie directement la subjectivité parce qu'il la fabrique lui-même. Il est tranquille; disons que c'est un idéal, il réussit partiellement à cet idéal. Comment il fait? Il produit de la subjectivité, c'est-à-dire il produit très précisément les chaînes sémiotiques, les façons de se représenter le monde, les formes de sensibilité, les formes de cursus, de formation, d'évolution, il équipe les différents âges de la différentes catégories de population, d'un mode de fonctionnement au même titre qu'il mettrait des puces informatiques dans les automobiles, pour en assurer le fonctionnement sémiotique. Alors, ceci dit, cette subjectivité n'est pas pour autant uniforme; elle est très différenciée. Elle est différenciée en fonction des exigences de la production, en fonction des ségrégations raciales, en fonction des ségrégations sexuelles, en fonction de x différences, car son objectif n'est pas de faire une subjectivité universelle, mais c'est de continuer de reproduire quelque chose qui assure le pouvoir d'un certain nombre d'élites capitalistiques qui, elles, sont vraiment tout à fait traditionnelles, comme on le voit bien avec le Thatcherisme et le Reaganisme. Ils ne sont pas en train de créer une humanité renouvelée et universelle, pas du tout; ils veulent continuer les traditions des aristocraties américaines, japonaises, russes, etc.µ Alors, il y a donc un double mouvement, de déterritorialisation de subjectivités dans un sens informationnel et cybernétique d'adjacences de la subjectivité en matière de production, mais un mouvement de reterritorialisation de subjectivités pour les affecter à une place, et surtout les tenir à cette place et bien les contrôler, les assigner à résidence, empêcher leur circulation, empêcher les flux. C'est le sens de toutes les mesures qui conduisent au chômage, qui conduisent à la ségrégation d'espaces économiques entiers, au racisme, etc.: tenir la population en place. Une des bonnes façons de les tenir en place aurait été de développer des politiques de culpabilisation qui étaient celles des grandes communautés religieuses universalistes. Mais cela ne marche pas tellement, cela marche moins, la politique de l'intériorisation et de la culpabilité, d'où la chute des théories comme celle de la psychanalyse. Maintenant c'est beaucoup plus une pensée systémiste qui s'impose: il s'agit de créer des pôles systémiques qui garantissent que les fonctions de désir, des fonctions de rupture d'équilibre se manifesteront le moins possible. Quel est le meilleur procédé? Bien mieux que la culpabilité, c'est la précarisation systématique: tu es assis à telle place, tu peux avoir une petite position de fonctionnaire, tu peux être un grand cadre supérieur; cela n'a aucune importance, il faut que tu sois bien persuadé qu'à tout moment, tu peux être balancé de cette place. Ca concerne aussi bien les non-garantis du "welfare" que les super-garantis des professions salariées, avec des contrats, des avantages, des datchas, etc. C'est la même, de ce point de vue-là, en Russie qu'aux Etats-Unis. Tu n'es pas garanti; tu n'es pas garanti sur une filiation, sur un territoire, sur une profession, sur une corporation, tu es foncièrement précaire parce que tu dépends de ce système qui, du jour au lendemain, en fonction de telle exigence de production ou de telle exigence simplement de pouvoir et de contrôle sociale, peut te dire: maintenant, c'est terminé. Tu étais la plus grande vedette de la télévision où tu avais des dizaines de millions de gens qui étaient amoureux de toi, mais dans l'instant qui suit, ça peut être terminé immédiatement s'il y a une dissidence quelconque qui fait que, d'un seul coup, tu ne fonctionnes plus dans le registre des fonctions que nous nous entendons promouvoir pour la production de subjectivité. Alors voilà, je crois que c'est ce genre d'instrument-là qui donne cette puissance du capitalisme mondial intégré.

Et alors que fait, à ce moment-là, un gouvernement socialiste qui vient en France? Au début, il croit qu'il va pouvoir changer tout ça, il croit qu'il va pouvoir changer la télévision, les rapports hiérarchiques, les rapports avec les immigrés, etc. Et il y a un effet de stupeur pendant six mois, c'est l'état de grâce. Et puis, comme il n'a aucun instrument antagoniste, aucune pratique sociale différente, aucune production de subjectivité spécifique, il est lui-même pétri de bureaucratisation, d'esprit hiérarchique, de ségrégation qui étaient formés par le capitalisme de modèle intégré, alors forcément, il découvre avec stupeur qu'il ne peut rien faire, il est complètement prisonnier des mécanismes de l'inflation, des mécanismes qui rendent impossible le développement d'une production et d'une vie sociale dans un pays comme ça si il n'est pas assujetti à l'ensemble des rouages du capitalisme mondial. Un type que je connais bien, qui est d'une certaine façon un de mes amis, qui est Jack Lang,* l'a vérifié aussitôt: il a dit quelques phrases anodines, qui auraient pu être passées totalement imperceptibles, au congrès d'UNESCO auquel j'étais.

Alors il a déclenché un tonnerre parce qu'il a osé toucher à un tout petit fil, à un tout petit rouage de ce mécanisme de subjectivation. Il a osé dire: mais enfin, ce cinéma américain, c'est quelque chose qui prend une trop grande importance par rapport à des productions potentielles dans le tiers monde. C'était un scandale épouvantable! Il a dû battre une retraite parce qu'il a mis en cause, comme à l'époque de l'Inquisition, il a mis en cause un dogme fondamental relatif à cette production de subjectivité.

CS: Vous avez dit à propos du gouvernement socialiste qu'en s'engageant dans "une surenchère absurde avec la droite dans le terrain de la sécurité, de l'austérité et du conservatisme," la gauche n'a pas contribué "à l'agencement de nouveaux modes collectifs d'énonciation." Quels modes collectifs d'énonciation avez-vous envisagés?

FG: Ecoutez, moi, de '77 à '81, avec un groupe d'amis, on avait monté un mouvement, qui n'était pas très puissant, mais qui n'était pas négligeable non plus, dont j'ai des représentations ici (FG indique les affiches diverses collées aux murs du salon), qui s'appelaient le mouvement des Radios Libres. On a développé des centaines de radios9 libres, une expérimentation, un nouveau mode d'expression un peu dans la lignée de ce qui s'est passé en Italie. Les socialistes, avant '81, nous ont soutenus; même François Mitterand est venu à certaines de nos radios, et il y a eu un procès (j'étais condamné d'ailleurs, j'étais beaucoup condamné). Quand ils sont venus (au pouvoir), ils ont fait une commission pour les radios libres, ils ont fait des magouilles pas possibles avec leurs militants socialistes qui sont des gens vraiment, qui ne sont pas directement vénales du point de vue de l'argent, mais qui participent à une vénalité de pouvoir, une vénalité administrative; ils ont placé leurs petits copains, pour dire des choses, qui étaient des gens qui ne connaissaient rien du mouvement des radios libres. Le résultat: au bout de deux ans, toutes les radios étaient mortes, et toutes les radios étaient envahies, au sens des envahisseurs dont on parlait, par des intérêts municipaux, par des capitalistes privés, par des grands journaux qui avaient déjà tout le pouvoir, par d'autres radios, et ce qui fait qu'ils ont tué purement et simplement ce mouvement des radios libres. Je pense que si le gouvernement de droite était resté en place, on aurait continué de lutter, on aurait continué peut-être d'acquérir quelque chose. Il a suffi que les socialistes viennent au pouvoir pour qu'ils liquident ça.

Je vous prends l'exemple des radios libres, mais je peux vous prendre l'exemple des tentatives de rénovation pédagogique et dans l'enseignement. Ils ont tout liquidé; non, pas tout, puisqu'il y a quand même quelques lycées expérimentaux comme celui de Daniel Cohn-Bendit, qui est un de mes amis. Mais enfin, on voit bien aujourd'hui, ça je l'ai dit directement à Laurent Fabius, qu'aujourd'hui Chevènement est le ministre de l'éducation nationale le plus conservateur qu'on ait vu sous la Cinquième République. Vous pouvez continuer, vous pouvez continuer: dans le domaine de l'alternative à la psychiatrie, il y a eu une offensive incroyable de calomnie, de destruction du réseau alternatif avec ce procès qui a été fait à Claude Cigala en disant qu'il violait des petits garçons, je ne sais quoi.

Je pourrais vous faire toute une énumération pour toutes les potentialités; elles n'étaient pas gigantesques, ce n'était pas mai '68, mais d'amorces, nouveaux types de pratiques, compositions de nouvelles attitudes, de nouveaux agencements, ont été laminés systématiquement. Non pas qu'ils l'aient fait volontairement, ils s'en sont même pas aperçus, c'est le comble! Ils s'en sont même pas aperçus!

CS: Alors, cet échec de la gauche, d'une perspective politique, pourrait s'étendre sans doute au domaine intellectuel.

FG: Eh, ben, ça, la faillite a été totale.

CS: Vous avez dit également dans cet article, "Toute une soupe de prétendu 'nouvelle philosophie,' de 'post-modernisme,' dimplosion sociale,' et j'en passe, a fini par empester l'atmosphère de la pensée et par contribuer à décourager les tentatives d'engagement politique au sein des milieux intellectuels."

FG: Alors, ça, ce ne sont pas les socialistes qui en sont responsables, cela avait commencé bien avant. Simplement ils ont été pris dans le même mouvement. Mais il est vrai que malgré les efforts quelquefois considérables que le Ministère de la Culture a faits, le résultat est assez nul dans tous les domaines. Par exemple dans le domaine du10 cinéma, le cinéma français est vivant du point de vue économique, mais il n'a pas du tout la richesse du cinéma allemand ou d'autres types de cinéma parce que les agencements des énonciations, là aussi, sont restés tout à fait traditionnels, c'est les maisons d'édition, les systèmes de production classiques, etc.

CS: Et votre travail dans change International?

FG: Ils nous ont aidés un peu, au démarrage, et puis ils nous ont lâchés. C'était un travail, à mon avis, très intéressant, très prometteur, mais on n'a pas eu les moyens, et comme vous savez, pour une revue de cette ambition-là, il faut les moyens.

CS: Alors, ça n'existe plus?

FG: Non. Enfin, il y a un numéro qui va sortir, on va faire encore un ou deux numéros, mais ce qu'on voulait faire, c'était une revue mensuelle, puissante, internationale. Au lieu de ça, ils ont dépensé des milliards pour soutenir des conneries comme la revue des Nouvelles littéraires. Je dis bien des milliards! C'est une honte.

CS: J'ai tout un groupe de questions à propos, disons, de la conjoncture intellectuelle, une série de citations d'écrivains actuels. Récemment, par exemple, en juin 1983, dans la Magazine littéraire, D. A. Grisoni a affirmé que Mille Plateaux prouve que "la veine désirante" s'est tarie...

FG: Oui, j'ai vu ça! (rires)

CS: ... et il y a traité Deleuze d'"asseché". Alors, qu'en pensez-vous? Quelle est votre conception de l'entreprise schizo-analytique en ce moment, et quels aspects des deux volumes de Capitalisme et Schizophrénie vous paraissent toujours les plus valables?

FG: Ils ne sont valables en rien! Moi, je ne sais pas! Je m'en fous! Ce n'est pas mon problème! C'est comme on veut, on fait l'usage qu'on veut. Maintenant, je travaille, Gilles travaille beaucoup. Je travaille avec un groupe d'amis, j'étudie les voies possibles de la schizo-analyse, oui, j'essaie de théoriser à ma façon. Que les gens s'en foutent, certainement, mais moi aussi, ça tombe bien.

CS: C'est ce que Deleuze m'a dit hier soir justement, que je comprends bien qu'on se fout de mon travail, parce je me fous de leur travail aussi.

FG: Oui, il n'y a pas de problème. Voyez-vous, on ne s'est pas concerté, mais on a eu la même réponse! (rires)

CS: Alors, Deleuze et moi, nous avons parlé brièvement du bouquin de Jean-Paul Aron, Les Modernes. Franchement, ce qui m'a étonné, c'était que malgré sa façon de présenter les choses, il a bien aimé L'Anti-Oedipe. Il l'a présenté d'une façon assez positive, ou de toute façon, aussi positive qu'il lui était possible; il a dit que "je regrette que, prisonnier de la fiction, l'excellent Guattari, dont j'aime l'humour, étouffe celui de Proust et de Kafka sous les abstractions, que le rire prétendu schizo qui les secoue face à la grimace oedipienne occulte leur dérision authentique, leur anarchie,11 leur satanisme, le dessous d'une parole qui n'exprime pas ce qu'elle énonce, revanche du sens sur l'apparence" (p.287). Comment cette affirmation vous paraît-elle?

FG: S'il pense ça, peut-être qu'il a raison. Je ne sais pas.

CS: Une autre chose qui m'a frappé était l'affirmation qu'a faite Aron à propos de L'Anti-Oedipe, que "malgré quelques morsures, le docteur (Lacan) est sacré précurseur de la schizo-analyse et de l'industrie hypersophistiquée des machines désirantes" (p.285). Or, une question qu'on se pose en lisant L'Anti-Oedipe, c'est quelle est la place de la psychanalyse lacanienne dans le projet schizo-analytique. On a vraiment l'impression que vous prenez bien vos distances à propos de la plupart des penseurs présentés, mais Lacan a une place assez privilégiée dans la mesure où il n'y a pas de rupture.

FG: A mon avis, ce n'est pas complètement exact ce que vous dites parce que c'est vrai dans les débuts de L'Anti-Oedipe, et puis si vous regardez, en cours de route, c'est de moins en moins vrai parce que, évidemment, on n'a pas écrit exactement de la même façon la fin que le début, et puis ce n'est plus vrai du tout au cours de Mille Plateaux, là, c'est terminé. Cela veut dire la chose suivante: Deleuze, il s'en est toujours complètement foutu de Lacan, mais pour moi, cela a été très important. Il est vrai qu'il y a eu tout un processus de décantation pour ma part, qui ne s'est pas fait rapidement, et je n'ai pas mesuré finalement le caractère, si j'ose dire, superficiel de Lacan. Cela va faire rigoler, mais enfin je crois que c'est un peu comme ça que Deleuze et Foucault ... Je me souviens de certaines conversations de cette époque-là, et je réalise qu'ils prenaient ça pour quelque chose d'un peu simpliste, un peu superficiel. Cela fait rire parce que c'est un langage tellement sophistiqué, tellement compliqué.

Alors, moi, je suis presque obligé de faire des confidences personnelles à ce niveau parce que, sinon, ce n'est pas bien clair. Ce qui était très important pour moi avec Lacan, c'est que cela a été un événement dans ma vie, un événement de rencontrer ce type tout à fait bizarre, extraordinaire, d'un talent d'acteur extraordinaire, fou quoi, d'une culture ébouriffante. J'étais étudiant à la Sorbonne, je m'emmerdais aux cours de Lagache, Szazo, je ne sais plus qui, et puis j'allais au séminaire de Lacan. Cela a représenté une richesse, une inventivité tout à fait imprévue, il faut bien le dire, dans l'université. C'est quand même ça, Lacan; Lacan est d'abord un type qui a du culot, on peut dire tout ce qu'on veut de Lacan, mais on ne peut pas dire le contraire, il ne manquait pas de culot. Il avait une charge de liberté qu'il a héritée d'une époque assez bénie, il faut bien le dire, qui a été l'époque d'avant-guerre, l'époque du surréalisme, l'époque d'une sorte de, presque une sorte de violence gratuite. On pense à Lafacadio de Gide. Il avait une humour dadaïste, une violence en même temps, une cruauté; c'était un type très cruel, Lacan, très dur.

Deleuze, lui, ce n'est pas pareil parce qu'il a acquis cette liberté vis-à-vis des concepts, cette espèce de distance souveraine dans son travail. Il n'a jamais été suiveur de personne, j'ai l'impression, Deleuze, ou à peu de choses près, quoi. Moi, je n'étais pas dans le même genre de travail, et c'était important pour moi d'avoir un modèle de rupture, si je puis le dire, d'autant plus que j'étais quand même lié à des organisations d'extrême gauche, mais traditionnalistes à bien12 des égards. Il y avait tout le poids de la pensée sartrienne, de la pensée marxiste, qui faisaient tout un environnement dont il n'était pas toujours facile de se défaire. Alors, je crois que c'est ça, Lacan. Et en plus de ça, c'est certain que sa lecture de Freud ouvrait des possibilités pour moi de traverser d'ordres différents. Ce n'est que récemment que j'ai découvert à quel point il a lu Freud tout à fait de mauvaise foi, pour dire qu'il en a vraiment fait là aussi n'importe quoi, car quand on lit vraiment Freud, on s'aperçoit que cela n'a pas grand-chose à voir avec le lacanisme. (rires)

CS: Pourriez-vous préciser dans quels écrits ou essais Lacan vous paraît lire de cette façon?

FG: Toute l'extrapolation lacanienne sur le signifiant, à mon avis, c'est absolument pas freudienne parce que la façon dont Freud a construit ses catégories relatives aux processus primaires, il en a fait une cartographie, à mon avis, qui était beuacoup plus proche de la schizo-analyse, c'est-à-dire beaucoup plus proche d'un développement quelquefois quasiment délirant - mais pourquoi pas? - pour rendre compte de comment fonctionne le rêve, comment fonctionne la phobie, etc. Il y a une créativité freudienne qui est beaucoup plus proche du théâtre, du mythe, du rêve, et qui n'a pas grand-chose à voir avec cette espèce de pensée structuraliste, systémiste, mathématisante, je ne sais pas comment le dire, mathémique de Lacan. D'abord, au fond, la plus grande différence, là aussi, elle est au niveau de l'énonciation considérée dans sa globalité. Freud et les freudiens contemporains de Freud ont écrit quelque chose, ont fait des monographies. Ensuite, dans l'histoire de la psychanalyse, et notamment dans cette espèce de bascule structuraliste de la psychanalyse, il n'y a plus de monographies. C'est une méta-méta-méta-théorisation, ils parlent sur l'exégèse de textes au nième degré, et on revient toujours à la monographie d'origine, le petit Hans, Schreber, l'homme aux loups, l'homme aux rats. Alors, tout ça, c'est ridicule. C'est comme si on avait les Evangiles, l'Evangile selon Schreber, l'Evangile selon Dora. C'est intéressant, cette comparaison pourrait être poussée très loin. Je crois qu'il y a l'invention d'une modelisation de la subjectivité, de l'ordre de cette invention de la subjectivité qui a été celle des apôtres, pourquoi pas? c'est une grande chose. Ceci dit, les apôtres, ça va, ça vient, je veux dire, d'ailleurs, ça va beaucoup plus vite maintenant qu'à l'époque, c'est-à-dire on ne va pas attendre deux mille ans avant de remettre en cause cette religion-là, il me semble.

CS: Il me semble aussi qu'il y a beaucoup plus d'apôtres qui ont trahi leur maître que les apôtres qui ont trahi Jésus.

FG: Je pensais plutôt, moi, aux apôtres, je les vois plutôt comme les premières psychanalyses de Freud; ensuite, c'est les pères de l'Eglise, C'est là que vous avez tous les traitres. Les apôtres, comprenez, il y a quelque chose de formidable dans Freud, c'est comme un type qui est tombé amoureux d'une façon inouïe avec ses malades, sans s'en rendre compte, plus ou moins, quoi; qui a introduit des pratiques très hétérodoxes, quasiment incestueuses, quand on pense à ce qu'a été l'esprit dans la médecine à cette époque. Alors, il a une émotion, il y a un événement freudien de création, une scène freudienne tout à fait originale, et tout ça a été complètement enfoui par l'exégèse, par les religions freudiennes.

CS: Vous avez parlé il y a quelques minutes de Foucault. Alors, j'ai posé cette question à Deleuze hier soir à propos de Foucault: quelles sont vos réflexions presque un an après la mort de Foucault? Comment réagissez-vous à cette disparition? Est-ce qu'on peut juger encore la portée de l'œuvre de Foucault?

FG: Il est difficile pour moi de répondre parce que, par contre, je n'ai jamais été influencé par l'œuvre de Foucault. Elle m'a intéressé, bien entendu, mais elle n'a jamais été d'une portée profonde. Je ne peux pas juger. Il est possible qu'elle ait un grand avenir dans de différents champs.

CS: Deleuze m'a dit quelque chose de très intéressant: il a dit que la présence de Foucault empêchait les imbéciles de parler trop fort, et que si Foucault n'était pas un garde-fou, il était pourtant un garde-imbécile, et maintenant les imbéciles vont se déchaîner. Or, à propos du livre d'Aron (Les Modernes), il a dit que ce livre aurait été impossible au vivant de Foucault, qu'on n'aurait pas osé le publier.

FG: Oh, vous croyez?

CS: Je n'en sais rien, mais de toute façon, quand il s'agit des magouilles de la droite...

FG: Il est sûr qu'il avait une autorité et un poids très importants.

CS: Il y a une autre question à laquelle je voudrais revenir. A propos du capitalisme dans le monde, je voudrais aborder la question de l'américanisation qui pénètre tout, par exemple, l'effet "Dallas". Il y a même un "Dallas" français, "Chateauvallon"...

FG: Ce n'est pas mal, d'ailleurs. C'est mieux que "Dallas", je trouve.

CS: Sans doute, pour les Français. Mais quand on aime J.R....

FG: C'est vrai, J.R. est un grand personnage, c'est assez formidable.

CS: Mais ce qui me frappe dans vos écrits, surtout dans Rhizome, on a l'impression d'une sorte de romantisme de l'Amérique, des références au nomadisme américain, le pays des déplacements continus, la déterritorialisation...

FG: Burroughs, Ginsberg...

CS: Oui, et on a cette impression d'une certaine Amérique, et nous, les Américains qui lisons vos textes, nous connaissons notre Amérique, et ici, comme touriste cette fois-ci, je vois les changements, la pénétration depuis deux ans de notre culture, la plastification, les fast-food partout...

FG: Ah, ça, c'est incroyable. Et dans les couches populaires, chez les jeunes, ils balbutient une espèce d'argot, ils s'y sont complètement identifiés, c'est incroyable, c'est dans toute l'Europe, partout, le phénomène linguistique d'incorporation du rock américain. C'est tout à fait surprenant.

CS: Il y a là donc deux conceptions de l'Amérique: cette conception nomadique que vous présentez dans votre œuvre, mais qui est une conception romantique finalement par rapport à la pratique de l'américanisation, la pénétration de l'Amérique et, bien sûr, du capitalisme. Il me semble que l'un va à l'encontre de l'autre, alors comment est-ce que vous expliquez cette différence? Il ne s'agit pas d'une contradiction, mais simplement d'une distance entre deux conceptions de l'Amérique.

FG: Ah, c'est compliqué, ça. Je ne suis pas très au clair sur ça parce que ... je suis allé comme ça en Amérique, surtout dans les années soixante-dix, et puis après, dans les années quatre-vingt, je suis allé surtout au Japon, au Brésil, au Mexique beaucoup, et je n'ai plus eu envie d'aller aux Etats-Unis. Je n'y ai pas bien réfléchi, je n'ai pas bien compris pourquoi.

Vous savez, ce n'est pas sûr que cela soit une vision romantique. Les Américains souvent, ce sont des cons, ils ont un rapport pragmatique aux choses, ils sont bêtes, et quelquefois, c'est formidable parce que ils n'ont pas d'arrière-monde comme souvent les européens, les italiens, mais il y a un fonctionnalisme américain qui nous fait passer dans ce registre a-signifiant, qui est porteur d'un créationnisme fabuleux, fabuleux en tout cas dans le domaine technico-scientifique, parce que c'est vraiment un peuple scientifique, ils ne cherchent pas de complications, ça marche, ça ne marche pas, on passe à autre chose. J'ai rencontré un Américain cet été, je me suis trouvé en Californie, à Stanford, je ne sais plus où. Je faisais tout un tour comme ça pour étudier les problèmes d'hygiène mentale, c'était une mission pour les Affaires Extérieures. Les Américains sont les gens qui vous reçoivent très bien, qui prennent du temps pour parler, ce qui n'est pas le cas ici, pas le même accueil. Donc, chaque personne que je rencontrais m'a consacré une heure pour discuter, et là, ce jeune psychiatre m'a expliqué ce qui s'était passé après le Kennedy Act, la liquidation des grands hôpitaux psychiatriques et la mise en place dans son secteur des "half-way houses", espèces d'hôpitaux de jour pour remplacer les hôpitaux. Il m'a fait un plan de description, je me souviens, il y avait un tableau à double entrée, il y avait toutes les dimensions de ces établissements, une organisation remarquable de ce qui avait été mis en place. Alors, il avait fini de m'exposer tout ça, et puis, l'entretien était terminé finalement, mais il restait dix minutes parce que c'était une heure la discussion, donc il n'y avait pas de raison pour partir. Et je lui ai posé une dernière question: "Et alors, comment est-ce que tout cela a fonctionné? Quel en était le résultat?" Il a éclaté de rire: "Nul. Zéro. Cela n'a pas marché du tout!" J'ai dit, "Ah, bon?" Il a dit: "Oui, c'est un programme qu'on a fait, mais il n'a pas marché du tout!" Alors, cela a été pour moi un coup de foudre du fait que ce type, au fond, avait fait toute cette mise en place, et puis cela n'a pas marché, donc on fait autre chose. On le voit bien chez Bateson: il fait un programme sur quelque chose, ça marche, mais cela ne fait rien, on passe à autre chose parce qu'on est sur un contrat. C'est ça que je trouve une merveilleuse liberté a-signifiante, on fait autre chose, on fait autre chose. On massacre des Vietnamiens pendant des années, puis après, oh ben non, c'était la connerie quoi, on fait autre chose.

Alors, je me demande si ce n'est pas ça le côté un peu d'envahisseur et yankee, qui fait demander ce qu'ils font, ce qu'ils15 cherchent. Mais il ne faut pas trop chercher ce qu'ils cherchent ou ce qu'ils font. Les Japonais, c'est ça aussi, mais avec tout un "background" de mysticisme, de religiosité, qui existe aussi aux Etats-Unis, mais ce n'est pas collée de la même façon.

CS: Mais justement où est-ce qu'on pourrait insérer cette question de nomadisme? Nous avons ce nomadisme "passer à autre chose", c'est peut-être ça, Kerouac, passer à autre chose ...

FG: Et après, et après, et après, sans cesse, sans cesse, et maintenant, et maintenant.

CS: ... mais ce genre de déterritorialisation incessante n'existe que dans les cas limites, pour ainsi dire.

FG: Mais, non, ce n'est pas vrai. Jean-Paul Sartre, quand il a fait son voyage en Amérique -- cela devait être en '47, par-là -- a fait un article magnifique sur les villes américaines. Il explique que les villes américaines ne sont pas des villes du tout au sens européen, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas de contours. Elles sont traversées par des avenues, elles n'ont pas de limitation. Cela veut dire, dans mon langage, que ce sont des villes déterritorialisées. L'Amérique est entièrement déterritorialisée. "Déterritorialisé", cela veut dire qu'au lieu d'avoir des obstacles, d'avoir de la terre, des choses, des virages, il y a plutôt des lignes, des chemins de fer, des avions, tout traverse, tout glisse, les flux démographiques glissent partout, et alors là-dessus, il y a des reterritorialisations extraordinaires.

Henry Miller à Brooklyn, Faulkner en un sens, parce que jusqu'à quel point pour Faulkner, est-ce que ce n'est pas un contre-sens de le situer comme un écrivain archaïque de la vie américaine? Est-ce que ce n'est pas une reterritorialisation mythique sur l'Amérique déterritorialisée? Là, il faudrait avoir un débat, je ne suis pas capable de le mener sur Faulkner. Enfin, comment se faire un corps sans organes, comment se faire un petit territoire, une vie, une chaleur, une enfance, dans ce bordel américain, dans tout ce machin qui est complètement déglingué? Regardez la poésie extraordinaire des vitrines à New York! Vous connaissez les vitrines en France ou en Italie. Mais là, à New York, la plupart des vitrines y parlent, même y compris dans les grandes avenues où côte à côte vous avez des vitrines de luxe et puis des endroits où on trouve n'importe quoi entassé; il y a là une espèce d'accumulation de paysages comme ça, où il y a des choses merveilleusement belles du point de vue architecture, et puis il y a un entassement, un tout et un n'importe quoi.

CS: Moi, je comprends la différence entre les villes, c'est absolument clair, quand on regarde une carte en Amérique et on voit où commence les banlieues autour des grandes villes. Quand on y est, c'est marrant parce que les cartes ne veulent rien dire finalement en ce qui concerne la division du territoire, quand d'un côté de la rue, c'est Springfield et de l'autre, c'est Belleville, cela ne veut rien dire, ce sont les mêmes maisons. Alors, je vois ça, cela glisse constamment. Mais tout simplement, cette invasion, les "body snatchers", l'Amérique comme "body snatcher", la prise du capitalisme dans d'autres pays, pour moi... enfin, peut-être, cela fait bien partie du même processus de déterritorialisation: il n'y a pas de territoire, ni dans l'existence individuelle, ni dans les flux capitalistes: ils envahissent tout,16 partout, tout le monde, le monde partout, sans limitations, sans frontières, traversent la France, envahissent la France.

FG: Mais ne croyez-vous pas que cette déterritorialisation catastrophique à bien des égards, qui est portée par le capitalisme américain, est l'occasion de reterritorialisations extraordinaires précisément? C'est-à-dire c'est difficile de se faire un territoire sur la lune, vraiment, c'est plus compliqué que d'aller dans la campagne française. C'est un peu la lune, l'Amérique, c'est très compliqué, et justement ces traits ont une différence aussi avec les Japonais parce que les Japonais, ils ont des moyens de reterritorialisation, une très vieille civilisation, ils ont des insignes, des emblèmes de cette reterritorialisation, des techniques du corps, etc. Tandis que là, en Amérique, ils sont obligés de tout réinventer, c'est des espèces de Galeries Lafayette continentales, n'importe quoi. Alors cela devient un exercice formidable: faire de la musique avec une tradition de musique religieuse, c'est difficile, mais faire de la musique avec n'importe quoi, comme ça, avec des tas de ferraille, c'est quelque chose. Et quand ils arrivent, c'est fantastique.

Tout de même, regardez: prenez le roman policier américain qui a comme matériau toute cette bricole déterritorialisante, et voyez quelle chaleur d'intimité, de suspense, de subjectivité que vous prenez pour avoir chaud, pour dormir, pour être bien, pour sentir à l'abri, c'est quelque chose de formidable. Avec quoi font-ils ça? Avec quoi, de quoi parlent-ils? Ce ne sont pas les romans de chevalerie. Le cinéma américain aussi, c'est beaucoup comme ça: regardez la puissance de la culture américaine pour produire une subjectivité plus que tolérable et vivable, mais chaleureuse, passionnante, excitante, dans ce tas de ferraille, dans ce tas de merde, dans ce tas de conneries, comme je disais tout à l'heure. Ca, c'est un exploit quand même. Non? C'est quand même une civilisation qui a créé des formes de subjectivation extraordinaires. Le jazz... vous vous rendez compte? Ca fait beaucoup de choses au niveau de la culture mondiale. Mettez déjà côte à côte le cinéma, le jazz, le roman policier. Je laisse de côté-la peinture parce que là je trouve que finalement, tout compte fait, ce n'est pas un succès remarquable, parce que ça participe plutôt de la déterritorialisation capitalistique, sérieusement, avec des exceptions, mais, pour moi, c'est beaucoup moins convaincante.

CS: Je crois que le problème pour moi, c'est que je suis trop près de la vie quotidienne chez moi, et je vois tant de conneries dans tous ces domaines. Dans le domaine du cinéma, on voit l'exploitation du corps, l'exploitation de l'individu sans cesse. Dans la musique, il y a tant de merde...

FG: C'est vrai; quand on écoute la musique classique qui s'écoute aux Etats-Unis, c'est renversant. Qu'est-ce que vous en avez marre de Rachmaninoff, de Tchaikovsky et tout ça...

CS: Mais moi, je pense surtout à la musique populaire, où cela pourrait passer, où les changements sont passés pendant les années soixante-dix. Mais ce qui me frappe toujours, c'est que ça vient de l'Angleterre pour envahir, puis ensuite, l'Amérique reterritorialise ce que font les Anglais, et les Anglais perdent tout. Cela a commencé avec les petites colonies, et puis ça continue. Mais, c'est peut-être mon problème à moi, que je suis trop près de cette vie quotidienne, et que je ne vois17 pas la machine abstraite que vous ébauchez. Mais le reproche, de l'autre côté, des amis qui lisent Mille Plateaux et d'autres oeuvres, c'est que, justement, on a l'impression qu'en ce qui concerne ce nomadisme américain, cette déterritorialisation, on aimerait bien y croire, mais non seulement ça, mais aussi, en général, l'entreprise schizo-analytique, n'est-elle pas enfin un rêve utopique sans lendemain?

FG: Je m'excuse de vous interrompre, mais de toute façon, l'idée de rêve utopique, cela ne tient pas la rampe. Un rêve, il est forcément utopique, de toute façon. Nous, on a un petit peu participé à ce rêve américain, une espèce de nouvel ouest comme ça. C'était notre rêve, c'était notre Amérique à nous. Vous me dites que ce n'est pas la vôtre! J'en suis enchanté, mais vous n'allez pas me reprocher d'en avoir fait un! Vous avez toute une génération d'écrivains américains qui ont fait un rêve sur l'Europe, sur la Grèce, qui se sont débarqués comme ça en colonie, mais je ne vais pas leur reprocher de l'avoir vu de leur façon, "mais qu'est-ce que c'est que cette Europe que vous avez vue là," ceci n'est pas possible! Ce qu'il faut savoir, c'est: est-ce que cela vous a été utile que nous, on ait fait ce rêve-là? est-ce que cela nous a été utile que vous ayez fait ce rêve, que des écrivains américains aient fait un certain rêve sur l'Europe d'avant la guerre? Moi, oui, cela m'a été utile certainement. Je n'ai pas vu l'Europe de la même façon parce qu'il y a ce regard déterritorialisé par le relais des écrivains américains. Le regard de Miller sur Paris, pour moi, c'est énorme, c'est fondamental! Je regrette que le regard de Deleuze et Guattari sur les Etats-Unis ne vous serve à rien, mais on ne peut pas avoir le même talent que Miller! (rires)

CS: Mais non, je n'ai pas dit ça, mais c'est une question, une réflexion qui vient d'un ami qui travaille à L'Anti-Oedipe et attend la traduction de Mille Plateaux. Lui, il essaie d'utiliser l'apport de la schizo-analyse dans son travail sur la philosophie de la communication, comment se produisent les effets de communication aux niveaux aussi bien sociologiques que philosophiques. Alors, là, il essaie de présenter cette pensée, et ses étudiants, d'une autre génération de penseurs, révèlent un certain cynisme qui domine toutes les sociétés occidentales, pas seulement les Etats-Unis, mais un cynisme qui ne voit le marxisme, ou toute pensée qui essaie d'ébaucher une théorie aussi bien qu'une pratique, que comme un rêve utopique qui ne mène finalement nulle part.

FG: Mais là, ça fait partie de la même connerie réactionnaire, c'est la Restauration, la grande Restauration. Cela n'a pas beaucoup d'importance parce que d'autres générations vont tôt découvrir, vont dire, "oh oui alors"... C'est la lie de l'histoire, cela ne vaut rien. Mais cela ne prouve pas qu'il n'y ait pas toujours une Amérique potentielle, une Amérique de nomadisme. D'abord, il existe des gens ... Je pensais à Julian Beck, à Judith Molina, les anciens du Living Theater; ce n'est pas parce qu'ils sont complètement marginalisés qu'on peut nier leur existence. Ils existent quand même.

CS: Il y a un autre reproche qu'on fait à L'Anti-Oedipe, et on peut peut-être le mettre dans le même sac, à propos d'une sorte de récupération de la pensée schizo-analytique par une droite. On a vu cela récemment dans Le Nouvel Observateur,* il y avait un article sur un livre de Michel Noir, 1988. Le grand rendez-vous, où il utilise Mille Plateaux et un livre de Prigogine comme table d'orientation d'une pensée nouvelle droite.

FG: Ah, bon? Je ne le savais pas. Vous l'avez là?

CS: Oui. Alors deux genres de reproche: chez nous, certains gens pensent que voilà une pensée où il ne s'agit que d'un rêve utopique, et d'autres disent, oui, mais c'est une pensée, cette schizo-analyse, qui n'a pas de spécificité idéologique, si vous voulez, c'est-à-dire ou bien la gauche, ou bien la droite pourrait s'en servir. C'est cette question de boîte à outils: tout à l'heure, quand je vous ai posé cette question à propos de l'emploi de la schizo-analyse, vous m'avez dit, oui, enfin, moi je continue à travailler, et ce qu'on fait avec la schizo-analyse, cela ne m'intéresse pas, c'est à prendre ou à laisser, mais moi, je m'occupe de notre travail. C'est très bien, mais voici le néo-libéralisme français, un intello de droite, qui s'en sert. Peut-être encore, cela vous est tout à fait égal...

FG: Oh, tout à fait parce que qu'est-ce que ça veut dire d'accrocher un nom comme ça, d'accrocher nos noms comme référence? Est-ce que c'est vrai, est-ce que ça correspond à quelque chose? C'est un paradoxe, tout simplement. Et puis, il y a un autre aspect de cette chose: le clivage gauche-droite est absolument évident dans les luttes sociales, dans les rapports de force, devant la montée de la réaction actuelle, du racisme. Mais au niveau de la pensée, il n'est pas évident du tout. Prenons un exemple tout simple, celui de l'école: je suis pour l'école libre, pas pour l'école libre des curés, mais je suis pour la libération de l'école, je suis pour le démantèlement de l'éducation nationale, etc. Alors, est-ce que c'est un thème de droite ou de gauche? L'autre fois, Gérard Soulier, un prof de droit qui a fait une revue sur la culture dans les prisons avec des prisonniers, a fait une enquête sur la drogue, et il prend une déclaration de moi expliquant que j'étais pour la suppression de toute répression sur la diffusion de drogue et que c'était le meilleur moyen d'éviter qu'il y ait l'escalade avec les "dealers", avec la criminalisation, etc., et il a mis juste à côté une déclaration mot pour mot identique de Milton Friedman! D'accord?

II. Machinique

CS: Vous vous êtes souvent référé aux œuvres de certains auteurs américains comme des formes de déterritorialisation, et je voudrais mettre en place ces réflexions vis-à-vis de ce que vous avez dit ailleurs sur la "littérature mineure". En particulier, quand vous parlez de la ou des "littérature(s) mineure(s)", s'agit-il forcément des formes de déterritorialisation, et si oui, comment?

FG: Chez Kafka, c'est évident, cette sorte de déterritorialisation de la langue. C'est-à-dire que son œuvre se situe sur un bord, sur une frontière, à la limite d'un grand ensemble pour déterritorialiser, une façon de combattre une espèce de "sobre-iation", de rendre sobre, de mise en sobriété active de la langue. Ce processus de déterritorialisation, on le trouve, par exemple, chez Samuel Beckett, un appauvrissement qui est en même temps une mise en intensité, une intensification de l'expression. Alors, je n'y avais pas pensé, mais on pourrait en effet faire une équation en disant que dès lors qu'une marginalité, une minorité devient active, prend puissance de verbe, se transforme en devenir, et non pas seulement en subir, identitaire de sa condition, mais en devenir actif, processuel, elle engendre une trajectoire singulière qui est nécessairement déterritorialisante parce que, précisément, c'est une minorité qui se met à subvertir une majorité, un consensus, un grand ensemble. Tant qu'une minorité, une nuage, est dans un bord, une limite, une extériorité d'un grand ensemble, c'est quelque chose qui est rejeté, quelque chose qui est, par définition, marginalisé. Mais ici, ce point, cet objet, se met à proliférer, pour reprendre les catégories de Prigogine et Stengers,* se met à s'amplifier, se met à recomposer quelque chose qui n'est plus une totalité, mais fait basculer dans un devenir une ancienne totalité, détotalise, déterritorialise une entité.

Par exemple, on peut dire que, pour en revenir à ce qu'on disait sur les verts allemands, c'est un peu ce qui semble se produire: des marginaux dont tout le monde se moquait font irruption dans le Parlement, sont devenus députés. Ils ont un comportement totalement différent, par exemple, ils ont une rotation, ils changent tous les deux ans, ce qui fait un bordel considérable dans le Parlement allemand ou le Parlement européen. Et on s'aperçoit que les thèmes qu'ils développent, qui étaient des thèmes marginaux, deviennent des thèmes non pas majeurs, mais qui bouleversent toute la société, pas seulement leur thème écologique parce que, en effet, on s'aperçoit que les forêts allemandes sont dévastées, et qu'eux, ils l'annoncent depuis vingt ans, mais aussi parce que ce sont des attitudes qui mettent en cause la hiérarchie habituelle, les ordres de valeur, etc., et c'est ce que j'appelle le processus de singularisation: ce qui était classé comme étant ordonné, coordonné, référencé, alors on ne sait plus: qu'est-ce qu'est la figure, qu'est-ce qu'elles font, qu'est-ce qu'est la référence. Le système de valeurs s'inverse.

Moi, je l'ai vécue en mai '68, j'avais l'impression quelquefois de marcher au plafond, ne plus savoir ce que c'était, quand je me trouvais à la Sorbonne avec les occupations de lieux où j'avais été étudiant, où je m'étais totalement ennuyé d'ailleurs, l'amphithéâtre Richelieu envahi par les étudiants qui font des inscriptions partout. Ce qui était de l'ordre du référencé, de l'organisé, du coordonné est de l'ordre du processus parce que, d'un seul coup, il y a les éléments singuliers qui sortent de leur cloisonnement, de leur singularité, de leur isolement et se mettent à être comme une sorte de tête chercheuse, de tête productrice, engendrent des systèmes justement d'auto-référence. Au lieu d'être référencés, ils sont producteurs de nouveaux types de références, ils sont à eux-mêmes leur propre référentiel jusqu'au moment où ils se font réarticuler, recoordonner.

CS: Alors, cette idée de "littérature mineure," c'est une autoproduction, la production de nouveaux territoires. Et la question qu'on se pose, c'est pourquoi limitez-vous vos exemples, vous et Deleuze, aux points de référence du vingtième siècle? N'y a-t-il pas d'écrivains aux siècles passés qui peuvent aussi montrer ces genres de déterritorialisation?

FG: Si, surement. C'est un problème de connaissance. C'est un peu difficile parce que ... Je vais peut-être dire une bêtise, mais il me semble que les exemples d'irruption de "devenir-mineur" ont soit été totalement enfouis, soit ont pris une importance considérable. Par20 exemple, Jean-Jacques Rousseau aurait pu être un écrivain mineur, mais au contraire, il a une importance fantastique comme aura peut-être demain Artaud, qui sera peut-être classé comme un des principaux écrivains du vingtième siècle. Je crois d'ailleurs que c'est en cours d'être fait.

Alors, je ne sais pas. Le "mineur," il faut le voir un peu à l'état naissant, il faut le voir un peu proche de soi parce que "le mineur," loin historiquement, a une portée peut-être différente. Je ne sais pas, je n'ai pas pensé à cette question.

CS: Je suis en train de travailler sur Vallès, et voilà, c'est un écrivain marginalisé en ce qui concerne la "grande littérature". Mais justement, il y a des formes de rupture dans sa façon d'écrire, et au niveau de l'expression et au niveau du contenu. De L'Enfant à L'Insurgé, pour ne prendre que des exemples romanesques principaux, il y a là une tentative de rupture en marge de la société. C'est quelqu'un qui a été mis en marge depuis cent ans, et par la droite et par la gauche, et c'est quelqu'un qui n'entre pas dans le cadre de la littérature dite "majeure", et qui gêne tout le monde. Pour cette raison, je le trouve quelqu'un qui a une force magnifique, mais pas du vingtième siècle.µ

FG: Je ne sais pas si vous pouvez le classer dans la littérature "mineure"; c'est un auteur victime de la répression, mais ce n'est pas forcément pareil que la littérature "mineure". On voit une littérature "mineure" qui n'est pas victime de la répression, celle de Kafka. Parce que Jules Vallès, ce n'est pas loin de la Commune de Paris, pas loin des fusillades, le mur des fédérés...

CS: Il y a participé.

FG: Oui, je veux dire que est-ce que pour autant ...? Peut-être vous avez de bonnes raisons de le classer avec la littérature "mineure", je ne sais pas, je n'y ai même pas pensé.

CS: Enfin, en étudiant ce que vous avez considéré comme littérature "mineure", cette force de subversion, j'ai compris que Vallès, c'est quelqu'un qui voudrait justement délirer, qui cherche les lignes de fuite dans le sens d'une évasion existentielle aussi bien que dans le sens d'une fuite stylistique. Là, sans cesse, on trouve ce mouvement et des blocages de ce mouvement vis-à-vis de la fuite, et finalement dans L'Insurgé, le grand roman des événements qui précèdent et qui ont lieu pendant la Commune, là, c'est un roman d'expérience délirante. Il présente cela d'une façon de plus en plus délirante, et justement c'est la fin de sa vie, où il a ébauché les derniers chapitres dans lesquels il raconte la Commune, et c'est Sévérine qui est obligé de quand même constituer la fin du roman. Dans l'ensemble de la Trilogie de Jacques Vingtras, on voit ce mouvement vers la fuite, et même dans les sections individuelles: par exemple, L'Enfant, ce livre délirant dans la mesure où on voit le corps de l'enfant comme propriété, la mise en question du corps de l'enfant, je pense, avec ce qui se passe en Amérique maintenant, que c'est un thème absolument actuel, tout cela, cette mise en question du corps de l'enfant, et comment ce corps et le savoir traditionnel de l'école vont de pair.

FG: Très bien, je suis d'accord.

CS: Je voudrais aborder des questions où il s'agit d'entrer en quelques détails à propos de Mille Plateaux. En vous référant à deux termes, le "visagéité" (le sujet du plateau 7, "Année zéro - Visagéité", et il y a un autre, "heccéité" (introduit dans le plateau 10, "1730 - Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible"), pourriez-vous préciser quelle place ces conceptions tiennent dans la rhizoanalyse et à quels régimes de signes elles correspondent? Par exemple, quel est le rapport entre "visagéité" et les "trous noirs", et quel est le fonctionnement de la "heccéité" dans le processus "cartographique"?

FG: Oh là là. C'est terrible. Là, il faudra faire vraiment un exposé très complexe. Il faudra aborder une cartographie spéculative séparée, entre deux logiques: une cardologique, c'est-à-dire la logique des ensembles discursifs, et une ordologique, la logique des corps sans organes (voir le schéma en appendice). Sous la première, il y a des systèmes discursifs, il y a toujours un ensemble à porter à un autre ensemble, il engendre un effet de sens, qui peut te rapporter à l'autre effet de sens, cela fait une double articulation. Il y a l'arbitraire de la relation, par exemple l'un peut être une chaîne phonologique et l'autre, le contenu sémantique, mais la double articulation peut bien être une triple, parce qu'il n'y a pas de primat de la double articulation. Mais, chaque fois qu'on a ces structures profondes du sens, on a aussi ce que j'appelle les modules primaires d'énonciation, qui eux, alors, relèvent d'un ensemble ordologique, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas discursifs. Ceci dit, ils composent, eux aussi, des agglomérations subjectives, des agglomérats, des constellations, mais qui ne viennent pas à l'expression dans ce sens de la différenciation discursive, mais qui viennent dans un phénomène de contre-sens, qui est à un moment un énoncé, par exemple le rêve -- je vais faire d'ailleurs une analyse du rêve de cette perspective -- qui est pris dans les coordonnées paradigmatiques, dans des coordonnés énergiques; il sert aussi dans l'autre sens, lui, comme énonciateur. Là, vous avez, disons, une tripartition de l'activité référentielle, de l'activité auto-référentielle de l'énonciation qui va dans le sens de la logique-discursivation (la cardologique) de sorte qu'on laisse entre parenthèses, on peut parfaitement, complètement laisser de côté la problématique de l'énonciation. Mais, où elle réapparaît, c'est quand un énoncé fonctionne, lui, comme organisateur de l'énonciation, alors, selon des normes logiques complètement différents car lui, il fonctionne pour agglomérer, il fonctionne pour mettre en rapport des énonciateurs primaires (sous l'ordologique). C'est là qu'on a la double portée d'un énoncé qui peut travailler, fonctionner à la fois dans le sens des ensembles discursifs et dans le sens de ce que j'appelle les synapses.

Alors, on peut diviser un tableau en quatre catégories: celle des flux signalétiques matériels et celle des phylums machiniques (sous la cardologique), et celle des territoires existentiels et celle des univers incorporels (sous l'ordologique). Les univers incorporels, ça serait justement tout ce qui décolle de cette énonciation primaire, ça serait toutes les pseudo-structures profondes de l'énonciation parce que là (sous l'ordologique) tout est plat, tandis qu'il y a là (sous la cardologique) effectivement des structures profondes avec des paradigmes de toutes sortes qui se découpent. Alors, quand toutes les coordonnées sont unifiées, c'est des coordonnées capitalistiques, sinon c'est des cordonnées, on peut dire, régionales ou locales.

Tout cela pour vous dire qu'avec la visagéité, vous avez un visage22 là (sous le phylum machinique, aux synapses), un visage qui peut être dans les coordonnées diverses, il est gros, il est petit, il est blanc, il est comme ça, on peut le mettre dans toutes les coordonnées paradigmatiques; on peut en faire une analyse de contenu: qu'est-ce que ce visage-là? Mais, certains traits de ce visage peuvent se détacher de cette cardologie et fonctionner dans la logique ordologique, et puis c'est la moustache sur-moïque du père, la grimace, ou le regard du Christ qui vous regarde, et qui alors est une chaîne discursive, mais qui ne fonctionne pas dans la discursivité dans ces coordonnées-là (c'est-à-dire cardologiques), mais qui fonctionne pour faire prendre un masque, coaguler, consteller, des énonciateurs subjectifs. C'est un peu une inspiration dans la lignée de l'objet petit-a lacanien, c'est une fonction généralisée de l'objet petit-c ou l'objet transitionnel. C'est ce type d'objet qu'on trouve dans les rêves, dans les phantasmes, dans les délires, ou dans la religion. C'est un objet qui fonctionne sur deux registres: dans un registre, disons, d'inconscient esthétique parce que ça, on peut dire qu'il a un inconscient esthétique, et dans un inconscient machinique. Alors, la heccéité, c'est le fait qu'il surgit comme événement, mais quand il surgit, il a toujours-déjà été là, il est toujours partout. C'est comme le sourire du chat d'Alice de Lewis Carroll, il est partout, dans l'univers entier.

Il reste un paradoxe de faire tenir donc, cette logique de l'événement qui est datée, située, articulée par un certain usage, une fonction-signe. Mais le signe a cette double portée, c'est pour ça qu'il y a très longtemps -- c'est un autre thème -- j'ai préféré parler d'entité de "point-signe", parce qu'il est signe en tant que plus-value de sens qui émerge de cette mise en rapport de répétition, mais il prend fonction de point de matérialisation d'énonciation en même temps qu'il est cet élément qui va catalyser une constellation existentielle. C'est une chose qui finalement n'est pas du tout extraordinaire puisque si on réfléchit bien, dans toute l'économie cybernétique, il y a la fonction "formalisme" des significations qui s'articulent dans beaucoup de signes, mais il y a aussi une fonction matérielle du signe qui joue comme signal, comme déclencheur, déclencheur matériel avec une énergie propre, avec une consistance propre, avec des phénomènes de seuil. Donc je pense que c'est tout à fait essentiel de forger une catégorie de point-signe où la sémiotique a un impact dans les effets de déclenchement. Il y a un certain moment où un signe passe à l'acte, mais sa façon de passer à l'acte, c'est quelque chose qui s'inscrit dans des machines, dans des enregistrements, dans des déclenchements, dans des déclencheurs, et à ce titre, je fais un article, là dans un colloque de Prigogine où je parle, sur une énergétique sémiotique. Il y a une énergétique sémiotique aussi.

CS: Comment est-ce qu'on pourrait traduire ce schéma en termes politiques?

FG: En termes politiques, c'est: quels sont les énoncés, quelles sont les représentations des images, des échos, des visages qui à un certain moment font que, au lieu d'entendre un discours, cet énoncé est existentialisant, et est cristallisé un effet de subjectivité, un effet pas cristallisé seulement sur le mode de la représentation, mais sur le mode de la mise en acte. D'un seul coup, ça se met à exister. C'est quand c'est dire, c'est exister; ce n'est plus quand c'est dire, c'est faire ou quand c'est dire, c'est faire exister. Alors, d'où le fait qu'il y a un usage du langage étant donné qu'une politique peut être tout à fait aberrante du point de vue de la signification, comme un23 usage rituel ou religieux. Toute la question est de savoir si cet usage peut être compatible avec une perspective du désir, une perspective esthétique, ou une autre opération, ou est-ce que c'est une façon de construire une subjectivité a-subjective.

CS: J'aimerais reprendre un des domaines que vous avez signalés tout à l'heure, c'est-à-dire le féminisme, pour essayer de préciser le terme "devenir-femme", si cette conception fonctionne toujours, si c'était une conception qui avait une sorte de spécificité historique à un moment donné ou même si c'est toujours valable aujourd'hui. C'est un terme auquel certaines féministes réagissent d'une façon assez négative.

FG: Aux Etats-Unis? Parce que ce n'est pas partout, il y en a qui y réagissent très bien.

CS: Aux Etats-Unis et en France.

FG: Sur cette question du "devenir-femme"? Moi, je ne le savais pas.

CS: Oui, oui; une objection, c'est qu'on trouve le "devenir-femme", surtout dans Mille Plateaux, dans une sorte de progression -- devenir-femme, devenir-animal, devenir-enfant, puis devenir-moléculaire, et enfin devenir-imperceptible --, et alors la question se pose: pourquoi "femme" au début de cette progression? pourquoi cette sorte de mise en question de la féminité? où est la femme, où est le corps de la femme dans tout cela?

FG: Il n'y a pas une dialectique rigoureuse, il n'y a pas un enchaînement comme La phénoménologie de l'esprit. Mais simplement la sortie des rapports binaires de pouvoir, des rapports phalliques, elle est du côté de l'alternative "femme"; la promotion d'une nouvelle douceur, d'un nouveau type de rapport domestique, la sortie de cette dimension, on pourrait dire, élémentaire du pouvoir que représente la cellule conjugale, c'est du côté de la femme et du côté de l'enfant. De sorte que, d'une certaine façon, la promotion de valeurs, la promotion d'une nouvelle sémiotique du corps et de la sexualité passe nécessairement par la femme, par le "devenir-femme". Et ce "devenir- femme" n'est pas réservé aux femmes, cela pourrait être un "devenir-homosexuel"... Pour dire les choses simplement, brutalement, si vous voulez être écrivain, si vous voulez avoir un "devenir-lettres", vous êtes forcément pris dans un "devenir-femme". Cela peut se manifester beaucoup par l'homosexualité, assumée ou pas, mais c'est une sortie d'un "grasping", d'une volonté de circonscription de pouvoir qui existe dans le monde des valeurs de pouvoir masculines. Ca, c'est, disons, la première sphère d'éclatement du pouvoir phallique, donc du pouvoir binaire, du pouvoir figure-fond de l'affirmation. Evidemment, ça ne s'arrête pas là, car ce "devenir-femme" est quand même beaucoup dans un rapport, même indirect, de dépendance avec le pouvoir masculin de sorte qu'il peut rapidement se reconvertir en forme de pouvoir masculinisé.

Il y a d'autres devenirs qui sont beaucoup plus multivoques, qui sont beaucoup plus libérés de cette bi-univocité de ces rapports binaires femme-homme, yin-yang, etc. Alors ce sont les autres devenirs que vous avez énumérés qui... bon, il est évident que les devenirs-animaux, par exemple, chez Kafka, offrent une gamme24 exploratoire d'intensités, de sensibilités, beaucoup plus large qu'une simple alternative binaire, qui existe aussi chez Kafka, mais il y a des alternatives binaires machiniques chez lui: pensez à cette nouvelle magnifique qui est "Bloomfeld"* où vous avez une petite balle de ping-pong qui rebondit comme ça. Alors, il n'a pas de priorité, le "devenir-femme" n'est pas plus matriciel qu'un "devenir-plante", qu'un "devenir-animal", qu'un "devenir-abstrait", qu'un "devenir- moléculaire", c'est une direction. Vers quoi? Tout simplement, vers une autre logique, ou plutôt qu'une logique, j'appelle ça une "machinique", une machinique existentielle, c'est-à-dire non plus une lecture d'une pure représentation, mais une composition du monde, la production d'un corps sans organes en ce sens que les organes n'y sont plus dans un rapport de positionalité figure-fond, n'y postulent pas une totalité elle-même référencée à d'autres totalités, à d'autres systèmes de signification qui sont, au bout du compte, des formes de pouvoir. Mais ce sont des formes d'intensité, ce sont des formes de position d'existence qui construisent le temps dans le même temps qu'elles le représentent, exactement comme dans l'art, des formes qui construisent des coordonnées d'existence dans le même temps où elles les vivent.

CS: Vous avez soulevé ce terme "corps sans organes" qui ne cesse de faire problème aux lecteurs de vos œuvres, et je voudrais suivre cette idée: dans le plateau de 6 de Mille Plateaux, le chapitre "Comment se faire un corps sans organes," vous comparez le rapport entre l'organisme et le corps sans organes au rapport entre deux termes-clé suggérés à Carlos Castaneda par Don Juan dans Histoires de pouvoir, le "Tonal" (l'organisme, la signifiance, et le sujet, tout ce qui est organisé et organisateur dans/pour ces éléments) et le "Nagual" (le tout du Tonal dans des conditions d'expérimentation, de flux, de devenirs, mains sans destruction du Tonal). Cette correspondance entre vos termes et le couple Tonal/Nagual m'a posé des problèmes dans la mesure où le Nagual semble correspondre au plan de consistance général, aux corps sans organes que vous mettez au pluriel dans ce plateau. Pourriez-vous préciser la différence entre les différentes formes de corps sans organes (vous désignez les corps sans organes des drogués, des formes tout à fait précises de corps sans organes) et le Corps sans Organes plus général?

FG: Ecoutez. Là, je crois qu'on s'engagerait rapidement sur un malentendu si je m'amusais à faire une description zoologique des corps sans organes, une taxinomie des corps sans organes puisque, comme je vous l'ai dit juste auparavant, se faire un corps sans organes, à partir de la drogue, à partir d'une expérience amoureuse, à partir de la poésie, à partir de toute création, c'est essentiellement produire une cartographie qui a ceci de particulier: qu'on ne peut pas la distinguer du territoire existentiel qu'elle représente. Il n'y a pas de différence entre la carte et le territoire. Ca veut dire qu'il n'y a pas de transposition, qu'il n'y a pas de traductabilitié, et donc pas de taxinomie possible. La modelisation ici est productrice d'existence. Alors, vous me direz: dans ce cas-là, pourquoi employer des termes généraux comme "corps sans organes", etc. (et Dieu sait qu'on ne se gêne pas avec Deleuze pour en forger)? Oui, mais alors, il faut distinguer entre ce que j'appelle une "cartographie spéculative", des concepts de trans-modelisation, et puis les instruments de modelisation directe, c'est-à-dire de "cartographie concrète". Pour pousser le paradoxe à son comble, je dirais que l'intérêt d'une "cartographie spéculative," c'est qu'elle soit aussi éloignée que possible, qu'elle n'ait aucune prétention de rendre compte des cartographies concrètes. C'est sa différence avec une activité scientifique. La science, elle est conçue pour proposer la sémiotisation qui doit rendre compte de l'expérience pratique. Eh bien, nous, c'est l'inverse! Moins on rendra compte, plus on sera à distance de ces cartographies concrètes, de Castaneda ou des psychotiques (c'est un peu pareil en l'occurrence), et plus on peut espérer tirer un profit de cette activité cartographique spéculative.

Ça paraît absurde, mais réfléchissez à l'esthétique: l'esthétique n'est pas quelque chose qui doit vous donner les recettes pour faire une œuvre d'art. Et d'une certaine façon, il faut qu'elle soit totalement disjointe, désaccordée par rapport à cette perspective de rendre compte d'une activité pragmatique et artistique pour qu'elle ait une portée. La cartographie spéculative, de même que n'importe quelle théologie ou philosophie, n'est pas là pour permettre de faire un recensement de ces différents modes d'invention d'existence, de la sensibilité, des productions de nouveaux types d'intensité.

CS: Ce que vous venez de dire à propos des oppositions entre science et art, s'il s'agit bien de ça, me rappelle quelque chose que vous avez dit dans La Révolution moléculaire, où vous distinguez les modes d'encodage. Le troisième ordre des modes d'encodage est celui des sémiotiques a-signifiantes, c'est-à-dire que les signes fonctionnent et produisent dans le Réel, au niveau même du Réel. Vous y avez donné l'exemple de la physique; est-ce que cela s'attache à ce que vous venez de dire à propos de la science, c'est-à-dire comme moyen de se rendre compte directement des processus dans le Réel ou une sémiotique a-signifiante, opposée à d'autres formes de sémiotique?

FG: Il faut bien s'entendre. C'est que ce peut être le même matériau sémiotique qui fonctionne dans des registres différents. Un matériau peut être à la fois pris dans des chaînes de production paradigmatiques, des chaînes de signification (sous la cardologique), mais en même temps fonctionner dans un registre a-signifiant (l'ordologique). Or qu'est-ce qui fait la différence? Dans un cas, un signifiant fonctionne dans ce qu'on pourrait appeler la logique des ensembles discursifs, c'est-à-dire une logique de la représentation; dans l'autre cas, il fonctionne dans quelque chose qui n'est pas tout à fait une logique, ce qui est ce que j'ai appelé une machinique existentielle, une logique des corps sans organes, une machinique des corps sans organes. A ce moment-là, il s'agit de quoi? Il ne s'agit plus de représenter, il s'agit d'énoncer, il s'agit de créer ce qu'on pourrait appeler une énonciation existentielle, une production de subjectivité, une production de nouvelles coordonnées, une auto-coordination, une auto-référenciation. Dans le domaine de la logique des ensembles discursifs (la cardologique), il y a une exo-référenciation; il y a un référent, comme dans la sémiotique peircienne, où il y a toujours un troisième terme, une ternarité qui renvoie d'un cran à la référence sémiotique, tandis que là (sous l'ordologique), c'est le mécanisme même, interne à cette ternarité, c'est l'auto-positionalité de la subjectivité qui s'affirme là, qui s'affirme à toutes sortes de niveaux, à un niveau modulaire ou à un niveau incomplet. C'est un niveau d'agencement collectif très élaboré. Alors, cet exemple du domaine qui a "speech acts" au niveau de l'énonciation, qui a une pragmatique engendrant de la subjectivité par26 des actes de langage, pour reprendre des catégories de Searle, etc., de même, il y a des actes de science ou des actes d'art qui produisent une énonciation et pas une subjectivité. Une énonciation scientifique qui produit des quarks ou qui produit une lecture du "big bang" de l'univers, qu'est-ce qui est fait? Elle produit des entités sémiotiques qui permettent de penser, de relier des événements tout à fait disparates. Mais on ne peut pas dire que ces événements sémiotiques soient dans une relation de correspondance avec un être là qui serait pris dans un rapport de dénotation. Ces entités produisent évidemment une vision du monde, elles produisent un monde, elles produisent des univers de référence qui ont leur propre logique au même titre qu'un musicien comme Debussy, à une certaine époque, va inventer un nouveau type de relation d'écriture musicale, un nouveau type de gamme, un nouveau type de ligne mélodique et d'harmonie, et du coup, va produire de nouveaux univers, et va féconder toute une série de phylums machiniques de l'avenir de la musique. C'est une production d'univers, une production d'énonciation. En un sens, c'est vrai qu'à ce niveau de vie de la production sémiotique de l'énonciation, on peut rapprocher, je crois, l'activité scientifique de l'activité artistique, non pas pour la dévaluer, mais, au contraire, pour la réévaluer. Là, je pense, qu'en réfléchissant à l'apport de gens comme Kuhn, à un certain nombre d'autres épistémologues, on pourrait mettre en valeur beaucoup plus le caractère de créativité, de créationnisme collectif porté par des champs traditionnellement opposés comme ceux de la science, de l'activité sociale, de l'art, etc.

Vous n'avez pas l'air satisfait.

CS: J'essaie toujours de mettre en place l'idée d'une sémiotique a-signifiante.

FG: Alors, voilà. Qu'est-ce qui est important dans ce caractère a-signifiant, dans cette bascule a-signifiante de chaînons qui pouvaient être par ailleurs significatifs? C'est la chose suivante: c'est que, premièrement, une gamme de signes a-signifiants, discrets, à nombre limité, donne un pouvoir de représentation, c'est-à-dire que sur une gamme que je maîtrise, que j'articule, je peux prétendre rendre compte d'un tableau signifié, au premier niveau. Mais évidemment, ça ne s'arrête pas là. C'est que cette subjectivation que je perds à partir de cette gamme a-signifiante, elle me donne un plus-value extraordinaire de pouvoir; c'est-à-dire qu'elle ouvre des champs du possible qui ne sont pas du tout en rapport biunivoque avec le tableau présenté. Lorsque Debussy invente une gamme pentatonique, il écrit sa propre musique; peut-être qu'il la ressent au niveau de ce qu'on peut appeler son inspiration, mais il engendre des rapports machiniques abstraits, une nouvelle logique musicale qui a des implications, qui représente des arbres d'implication ou des rhizomes d'implication, il faudrait dire, tout à fait imprévus dans toutes sortes d'autres niveaux, y compris des niveaux qui ne sont pas à proprement parler musicaux. C'est à la condition qu'il y ait cette constitution, cette arbitrarisation sémiotique, en généralisant la notion d'"arbitraire" de Saussure en tant que signifiant et signifié, qu'il y a la création de ces coefficients du possible. Si la représentation de codage code trop aux tableaux signifiés, le tableau signifiant, lui, est comme un "feedback" de cybernétique et finalement n'est pas porteur d'un coefficient de créativité, de transversalité important. Par contre, dès lors qu'il y a cette arbitrarisation et cette création d'une gamme qui joue sur son propre registre en tant que machine abstraite, alors il y a des possibilités de connexions inouïes, il y a une traversée possible d'un ordre à un autre, et puis, en outre, une multiplication considérable de ce que j'appelle ces gammes du possible.

CS: Je voudrais attacher cette idée à la musique populaire, moderne: est-ce qu'il y a, selon vous, des groupes ou des chanteurs qui vont dans cette direction?

FG: Je prendrai l'exemple d'un musicien, qui n'est pas du tout un musicien populaire, il est tout à fait difficile à classer, qui est Aperghis, qui fait de la musique et du théâtre gestuels, et qui compose sa musique en même temps à partir de ses gestes. On voit bien qu'il crée une gamme gestuelle, une gamme d'expression, une possibilité de composition quasiment baroque, au sens de la musique baroque de Bach ou de Handel, du seul fait qu'il a fait ce détachement d'un geste sur la gestualité même, un détachement de traits de visagéité sur des visages, etc. Il y a toute une écriture scénique, toute une déterritorialisation de scènes sur un ensemble qui entraîne ça.

Alors, des exemples: je ne vois pas pourquoi vous voulez que je vous donne des exemples de la musique populaire qui, généralement, sont des reterritorialisations. Et cependant, il y en a un qui s'impose aussitôt, c'est la musique, la danse "break" et toutes ces danses qui sont à la fois hyper-territorialisées, hyper-corporelles, mais qui, d'un seul coup, font découvrir des gammes d'utilisation possible, des traits de corporalité tout à fait imprévus, et qui inventent une nouvelle grâce des possibilités de corporalité tout à fait inouïes.

Pour ma part, j'avais aussi été fasciné -- mais ce n'est non plus de la musique populaire -- par le blues de Chicago, l'école de Chicago, parce que alors, avec ces instruments qui sont le plus gros, le plus éléphantesque qui est la contrebasse qui se met à voler avec une légèreté et une richesse inouïes... Qu'est-ce que vous pensiez, vous?

CS: Il y a un groupe qui s'appelle Talking Heads qui a créé un disque il y a deux ans, "Speaking in Tongues," et alors le chanteur/compositeur principal, David Byrne, s'est expliqué récemment à la radio à propos de comment ils ont écrit ou créé ce disque, et ils ont commencé dans un loft quelque part en enregistrant simplement des "jams", c'est-à-dire des variations rythmiques des membres du groupe. Alors, pendant 5, 6, 8 heures, ils jouaient, et de temps en temps, Byrne hurlait quelque chose, il avait choisi une phrase, "What are we gonna do?" C'est en quelque sorte une ritournelle. Puis, il rentrait à la maison, il écoutait ce qu'on a fait ce jour-là, il trouvait des phrases dans leur rythme qui lui intéressaient, et le lendemain, ils se rendaient au studio cette fois-là pour continuer à jouer, mais en essayant de préciser, de mieux définir ces phrases, et lui, Byrne, continuait à hurler sa phrase, "What are we gonna do?" Mais, à ce moment-là, ils ont trouvé certains rythmes, disons certains syntagmes, et à partir des syntagmes principaux, lui, indépendamment de leur production en studio, il a commencé à écrire des phrases, des phrases qui correspondaient aux syntagmes, mais qui n'avaient pas de rapport entre elles. Par exemple, dans cette chanson, les premiers vers sont: "Look out, you might get what you're after," "Cool baby, strange but not a stranger," "I'm an-or-di-na-ry-guy," et puis il a changé le refrain, plus "What are we gonna do?", mais "Burning down the house." A partir de deux ou trois sessions ensemble, en créant les rythmes qu'ils voulaient, lui, il a préparé des vers qui correspondaient aux rythmes, et finalement ils sont arrivés au studio pour présenter le morceau, et c'était une chanson assez connue chez nous, "Burning down the house." Evidemment, ils ont joué avec d'autres rythmes, plus vite, plus lent, mais finalement ils ont défini la chanson, et ils ont créé tout un disque de cette façon. Or, d'après ce que vous venez de dire à propos des sémiotiques a-signifiantes, il me semble que c'est un groupe qui fait beaucoup de choses très intéressantes, mais surtout à la lumière de la façon par laquelle Byrne a défini son travail de production, ce groupe développe la musique selon des procédés d'une sémiotique a-signifiante.

FG: Voici un autre travail de composition formidable, un disque de Bonzo Goes to Washington qui s'intitule "Five Minutes", un CCC Club Mix.

CS: Ah, oui, qui s'inspire de l'intervention qu'a fait Reagan à la radio en annonçant qu'il était prêt à lâcher les bombes sur les Russes dans cinq minutes.

FG: Oui, c'est ça. Ecoutons-la: (chanson: d'une voix ralentie et basse, Ronald Reagan dit: "My fellow Americans, I'm pleased to tell you today that I've signed legislation that would outlaw Russia forever. We begin bombing in five minute." Suit une musique très rythmique, où dominent le tambour et la basse de guitare, et où les syllabes répétées de ce message de Reagan reviennent pour constituer la "chanson. Par exemple:

Bombing in five minutes, bombing in five minutes, I'm pleased to tell you today that, I'm pleased to tell you today that, to tell you today, to tell you today, to tell you today, to tell you today, Bombing in five minutes, five minutes

Cela continue pendant 5 minutes (!) avec des variations entre les rythmes et les paroles de Reagan, soit accélérées, soit ralenties.)

CS: Un des "compositeurs" de ce "mix", Jerry Harrison, est un des quatre membres des Talking Heads, et Bootsy Collins est le chef d'un groupe qui s'appelle The Rubber Band, un groupe de chanteurs noirs qui sont des précurseurs de la musique "break". J'ai une dernière question à propos d'un terme que vous suggérez dans Mille Plateaux, plateau 12, la conception "machine de guerre". Cette conception est paradoxale dans la mesure où elle n'a pas "la guerre" comme objet, et on emploie ce même terme actuellement, comme "war machine" en anglais, dans le milieu militariste pour désigner l'appareil militaire des super-puissances. Mais, la "machine de guerre", si je comprends bien, est une machine contre ce militarisme. Donc, il y a un double problème: d'abord, comment résoudre ce paradoxe, mais aussi, pour les traducteurs de vos œuvres, surtout pour celui qui s'occupe de Mille Plateaux, n'est-ce pas que cette conception de "machine de guerre" risque d'inhiber l'acceptation de ces concepts?

FG: Il ne s'agit pas d'une formation de pouvoir, il s'agit des éléments machiniques, déterritorialisés, qui rentrent en œuvre dans une situation sociale, dont l'incarnation militaire ne rend pas compte du caractère où, quand c'est une machine de guerre, ça peut être une machine de guerre scientifique, une machine de guerre esthétique, une29 machine de guerre amoureuse. L'amour courtois est une sorte de machine de guerre des "devenirs-femme", transformation des rapports aux femmes. Et cela renvoie à des phylums machiniques, et la machine de guerre est son nom abstrait, mutationnel. Pourquoi l'appeler "machine de guerre"? Parce que, après tout, elle est l'objet de convoitise du pouvoir d'Etat qui constitue une armée qui veut s'emparer de cette machine de guerre. De même que le capitalisme veut s'emparer de toutes les machines technico-scientifiques et de tous les éléments de déterritorialisation pour l'incorporer dans sa segmentarité. Alors, l'ambiguïté, d'une certaine façon, on l'accepte puisque le problème reste entier; il n'y a pas une bonne machine de guerre et une mauvaise, une bonne science et une mauvaise. Il y a ce fait que les éléments les plus déterritorialisés, disons, les plus créateurs potentiellement sont effectivement au cœur des armées, au cœur des machines d'Etat, au cœur des puissances oppressives, de même que le fascisme est vraiment l'exemple qui est au cœur du désir aussi bien.

CS: Dans le schéma que vous venez de me montrer, où est-ce que les conceptions de l'espace "strié" et de l'espace "lisse" se situent?

FG: L'espace "strié", c'est tout ce qui relève des coordonnées énergético-spatio-temporelles; c'est l'espace nombré (sous la cardologique), tandis que là (sous l'ordologique), c'est le domaine du nombrant. Alors, on ne peut pas l'appeler un espace, c'est encore trop dire, c'est "du lisse", à la fois d'un contenu et de l'ethergété absolue. Par exemple, la subjectivité se présente comme un continuum: dans la subjectivité, il y a la vôtre, il y a le monde entier, il n'y a pas de possibilité de nombrer la subjectivité; et pourtant, elle est singulière, elle entretient des rapports d'intensité différentiels. Donc, l'espace "strié" est l'energico-spatio-temporel; je voudrais faire de l'énergie une catégorie logique. Sous la catégorie des flux signalétiques matériels, les modules sont des modules d'actuation primaires, et sur ces modules d'actuation primaires se développent les structures profondes et les pseudo-profondeurs. La différence symétrique, c'est que là (sous les phylums machiniques), il y a des plus-values qui donnent un espace des coordonnées de différenciation, mais là (sous l'ordologique), il y a un à plat phénoménologique total, c'est-à-dire que cela renvoie aux analyses de Searle et des phénoménologues: c'est que, après tout, le rapport d'intelligibilité d'une existence passe par une sorte de solipsisme total des rapports existentiels. On n'a une connaissance de l'existence que pour autant qu'on est soi-même dans le champ de ces rapports existentiels, impérialistes, si on peut dire.

J'ai fait tout mon séminaire depuis trois ans là-dessus, j'en ai haut comme ça de comptes rendus des psychanalystes.

Sous les phylums machiniques, on trouve les synapses, c'est-à-dire les points de retournement où là, le module, au lieu d'aller dans le sens de la différenciation, il va d'un point différencié vers des points qui sont non-différenciables, là ou là (sous l'ordologique); il n'y a pas de structures profondes à ce niveau-là, tout le parenthésisme est appelé. C'est tout un d'avoir accès à, par exemple, ça (sous le territoire existentiel) c'est, disons, la perception visuelle, c'est le sexe, c'est tout un d'avoir un accès existentiel à la perception visuelle ou au sexe ou à une énonciation collective; il n'y a pas un moyen de décoller. C'est Sartre qui le décrit, j'ai eu une appréciation sexuelle du leader charismatique, je l'existe, je ne peux pas le mettre30 dans les coordonnées comme ça, c'est le même objet qui me le livre, cette idée de "grasping" existentiel.

CS: Est-ce que les "synapses" sont aussi la visagéité?

FG: Ah, non, ça, ce n'est qu'un exemple, cela peut être n'importe quoi, cela peut être un objet partiel, un heccéité, une ritournelle, n'importe quoi. Cela était à titre d'exemple.

CS: Et vous avez dit, à propos des synapses, qu'il s'agit aussi de l'objet petit-a.

FG: Pour moi, oui, c'est une généralisation. De même que ma notion de "machine" était une généralisation de la notion du "petit-a" de Lacan, la notion de "phylum machinique", c'est le double jeu de la machine qui est à la fois dans l'ordre des coordonnées mécaniques, disons, et en même temps, qui est la vie même, à la fois le plus mécanique et le plus vivant. Parce que c'est de là que se créent les champs du possible et que se crée l'agglomération existentielle.

Alors, si on s'embarque là-dedans, dans ce genre d'analyse, on ne va pas s'en sortir.